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La nouvelle économie est par nature anticapitaliste
Nous entrons dans un nouveau Moyen Age bunkérisé,
avec les banlieues qui s'isolent, les riches qui s'isolent. Pour éviter
l'apocalypse, il faut constituer un État mondial.
Jacques Attali a trois bureaux.
Dans le premier (chez lui), il écrit. Il passe généralement
trois jours dans le second, son cabinet de conseil, Attali et associés.
Là, il soigne depuis 1994 une clientèle composée
de gouvernements et de grandes entreprises. Le reste du temps, il s'installe
à son troisième bureau, vide de tout papier, juste occupé
par un ordinateur. Rue du Faubourg-Saint-Denis, près du Sentier,
le quartier de prédilection des jeunes entreprises parisiennes
du Net, il y dirige Planetfinance, une institution financière entièrement
en ligne.
À son passage, les employés saluent avec déférence
l'essayiste prolifique, l'ancien conseiller de François Mitterrand
et l'ex-patron de la Berd (Banque européenne pour la reconstruction
et le développement). Celui qui avait alors été critiqué
pour le train de vie de l'institution internationale dit aujourd'hui préférer
la souplesse et la simplicité d'un organisme électronique.
Planetfinance est une structure qui « n'aurait aucun sens sans
l'Internet », estime Jacques AttaIi. L'objectif : lever
et orienter, grâce au Web, des fonds vers le micro-crédit,
ces prêts minuscules permettant aux habitants des pays pauvres de
créer leur emploi. Depuis le milieu des années 90, Jacques
Attali s'enthousiasme pour le réseau mondial dans lequel il voit
un « septième continent ». Et investit dans
de nombreuses start-up de l'Internet. « Ange des affaires »
(business angel), il épaule de très jeunes créateurs
qui l'ont séduit avec des projets. Cytale (livre électronique),
Phonevalley (contenus pour téléphone mobile), Walkphone
(le mobile qui fait aussi radio), Keeboo (logiciel d'édition personnelle)...
« Il voyage beaucoup, raconte Paul Amsellem, fondateur de Phonevalley.
Il capte tout ce qu'il voit. Il nous passe des coups de fil pour nous
raconter. » Parmi ses principaux champs de réflexion,
il se penche aujourd'hui sur les effets de la nouvelle économie,
dans le cadre de notre série
dentretiens sur le sujet.
Les secousses boursières
récentes représentent-elles un coup de frein au développement
de la nouvelle économie ?
Nous sommes dans une situation comparable à la ruée
vers l'or. Certaines fortunes se font plus sur la ruée que sur
l'or. Mais ça ne prouve pas qu'il n'y ait pas d'or. Il y aura des
illusions et même des escroqueries, mais elles ne doivent pas masquer
le potentiel de croissance gigantesque que représente cette vague
sans précédent de progrès technique.
Aujourd'hui, les entreprises traditionnelles
se réveillent et se convertissent massivement à l'Internet.
Face à elles, les nouvelles entreprises, les start-up, peuvent-elles
durer ?
Aucune entreprise ne survivra si elle ne se transforme pas radicalement,
si elle n'utilise pas l'Internet comme un réseau sanguin. Les entreprises
traditionnelles sont en train de s'en rendre compte. Le réseau
fera de plus en plus partie de leur fonctionnement normal, transformant
le service qu'elles rendent, les forçant à se rapprocher
de leurs consommateurs, à devenir toutes des fabricants sur mesure.
Mais ces mutations prennent évidemment du temps : quand, à
la fin du XIXe siècle, il fut question de savoir s'il fallait utiliser
le téléphone dans les entreprises, on est aperçu
qu'il ne suffisait pas de l'installer pour que les gens communiquent.
Le constat est le même, aujourd'hui, avec l'Internet. Certaines
entreprises anciennes ne sauront pas prendre le virage et disparaîtront.
À linverse, de nouvelles entreprises réussiront mieux
parce qu'elles dont pas tout le poids du passé à déplacer
avec elles. Elles deviendront en peu dé temps des entreprises installées.
Certaines ont même déjà réussi à créer
en moins de cinq ans des marques aussi mondialement connues que d'autres
qui ont mis des décennies à se faire connaître.
Certains patrons, comme Bertrand Collomb des
Ciments Lafarge, font état de leur nostalgie pour l'économie
traditionnelle.
Bertrand Collomb est trop intelligent pour penser ainsi. Mais d'autres
retrouvent dans cette attitude frileuse la vieille fascination pour les
valeurs sûres : « La terre ne ment pas ».
Pourquoi ces résistances en France ?
La nouvelle économie est par définition précaire,
fluide, flexible, nomade. La France est une nation attachée à
la sédentarité. Tout ce qui est nomade y est considéré
comme dangereux. De plus, l'Internet représente une menace pour
ceux qui savent et qui décident. Parce qu'il donne accès
au savoir autrement que par le cursus hiérarchique. Parce que le
pouvoir y appartient à ceux qui appartiennent (à des réseaux)
et pas à ceux qui possèdent (des rentes). On a observé
les mêmes résistances lors de l'invention de l'imprimerie
ou du téléphone.
On parle beaucoup de nouvelle économie,
peu de nouvelle politique ou de nouvelle société.
Après les grandes tragédies du XXe siècle, tout
le monde est échaudé par les grands projets de société.
L'utopie est devenue un mot négatif, une insulte même. Mais
la nouvelle politique viendra, avec les bouleversements du savoir. Il
faudra radicalement repenser la droite et la gauche. Pour l'instant, l'Internet
est encore considéré comme un gadget par les hommes politiques.
Cela changera, sous la pression des utilisateurs de ces nouveaux médias,
qui verront vite quel usage ils peuvent en exiger. Par exemple, je pense
que les candidats à la prochaine élection présidentielle
seront contraints d'inclure dans leur programme des propositions radicales
de réforme de l'État telle la nécessité, pour
tout fonctionnaire, de posséder une adresse E-mail identifiable
et publique et l'obligation de répondre dans les vingt quatre heures
aux questions posées par les administrés.
Verra t-on émerger un nouveau type
d'immigration propre à la nouvelle économie ?
Oui, une immigration virtuelle. Il existe déjà une demande
incroyable pour des universités en ligne dans les pays du Sud ou
pour des transferts de services administratifs du Nord vers le Sud. Et
bientôt, tous ceux qui auront un diplôme, qui maîtriseront
l'anglais, l'espagnol ou le français, seront en mesure de travailler
à distance pour des entreprises ou des États du Nord. Cela
constituera, pour les pays du Sud dont la langue maternelle est l'une
des trois langues dominantes du Nord, un moteur de développement.
Comment évoluera le débat sur
cette question ?
Même les pires xénophobes finiront par regretter l'immigration
traditionnelle, et trouveront que l'immigration virtuelle a toutes les
caractéristiques de l'immigration ancienne, sinon que les immigrés
virtuels ne consomment pas et ne paient pas d'impôt.
Quelle politique adopter face à la création de richesses
liée à la nouvelle économie ?
C'est un domaine où la droite et la gauche devront, sous le
poids des faits, repenser totalement leur doctrine. Lune et l'autre
favorisent aujourd'hui les richesses transmises, et se méfient
des richesses créées. Aujourd'hui, on taxe plus sévèrement
les richesses créées par du travail, sous forme de revenus
ou de plus-values de titres (les stock-options) que les richesses transmises
(les droits de succession). On freine ainsi le renouvellement des élites,
on n'encourage ni la création ni la prise de risque. Encore un
signe d'une société restée sédentaire dans
un monde devenu nomade. Ce devrait être l'inverse. Il faudrait que
la fiscalité favorise le mouvement plus que la conservation, que
l'éducation favorise le réseau plus que la hiérarchie,
etc. Il y a là tout un programme à décliner.
la nouvelle économie est-elle libérale
par essence? Est-elle de droite ?
Il y a, dans la nouvelle économie, des dimensions qui peuvent
apparaître comme de droite. Par exemple: l'exacerbation de la suppression
des frontières, la mondialisation de secteurs comme l'éducation,
la santé ou la justice; la prééminence du droit anglo-saxon,
qui favorise la liberté d'expression et les règlements contractuels,
par rapport au droit romain, qui donne plus de poids à la protection
de l'individu contre la diffamation. Enfin, et surtout, le fait que la
nouvelle économie creuse les inégalités entre le
Nord et le Sud, parce que le Sud n'y a pas accès.
Peut-on dire que la nouvelle économie
exacerbe le capitalisme, l'économie de marché ?
Avec L'Internet, le monde est poussé vers la réalisation
de l'utopie d'un marché pur et parfait. C'est la mise en pratique
de la théorie libérale de Hayek, à l'échelle
du monde. Mais, par d'autres aspects, la nouvelle économie est
aussi anticapitaliste. Ainsi le grand moteur de l'économie de marché
classique, c'est la transmission physique des biens et la valorisation
de la rareté : (si je vends un bien, je ne l'ai plus). Alors
que, dans la nouvelle économie au contraire, si je donne un bien
(une information, un logiciel, une création musicale), ou si je
le vends, je l'ai encore. De même, alors que, dans l'ancienne économie,
personne da intérêt à ce que les autres aient la même
chose que soi, dans la nouvelle, chacun a intérêt à
ce qu'un maximum d'autres soient branchés sur le même réseau,
chaque possesseur d'un téléphone a intérêt
à ce qu'un maximum de gens soient connectés. Autrement dit,
chacun a intérêt à voir l'autre réussir. C'est
donc par nature une économie anticapitaliste, qui produit de l'abondance
et de la solidarité, de l'universalisme, de la transparence. Elle
permet de satisfaire la demande croissante de reconstitution de tribus
nouvelles pour remplacer les familles disparues. On ne peut y recréer
de la rareté, de la verticalité, de l'obscurité qu'en
instaurant des brevets, des droits d'auteur ou des mécanismes de
cryptage.
Comment la gauche devrait-elle répondre
à l'irruption de la nouvelle économie ?
En l'acceptant comme une chance, une occasion de redistribuer richesses,
savoir, pouvoir et surtout droit de créer. Lorsque Gutenberg a
inventé l'imprimerie, on s'est inquiété de l'emploi
des copistes. Il faut dépasser ce type de réflexe. La réaction
primaire de certains à gauche a été d'être
contre la nouvelle économie, sans voir qu'on n'arrête pas
un fleuve avec une planche. Il faut, comme au judo, utiliser la force
de l'adversaire pour gagner, faire du problème sa solution, plutôt
que se crisper. Cela -veut dire accueillir la nouvelle économie
comme une bonne nouvelle, encourager la formation de ces nouvelles richesses,
tout en les répartissant mieux, en donnant accès à
tous à ce nouveau savoir, à cette nouvelle source de création.
L'État a-t-il encore sa place dans
le marché pur et parfait que vous décrivez ?
L'État national n'a plus sa place. Nous connaissons déjà
un exemple de ce qui pourrait arriver : la Somalie. Des bandes tribales
s'affrontent sans aucun pouvoir pour les séparer. Mais, tout autrement,
c'est en train de devenir le cas en France : nous n'avons pas encore
d'Etat européen et déjà nous n'avons presque plus
d'Etat Français. Aussi, dans la mondialisation, la France est une
proie, pas un chasseur. Ses entreprises sont contrôlées majoritairement
par des propriétaires extérieurs. L'Etat ne peut rien leur
dicter, sinon ils s'en iront. Nous avons créé les instruments
de notre propre chantage. Nous entrons dans une période de nouveau
Moyen Age. Nous vivons en ce moment la période flamboyante de la
fin de l'empire. L'empire américain, plus puissant que jamais,
ne voit pas qu'il est peut-être en train d'être dépassé
par sa propre toute-puissance. Wall Street ne tient plus la Bourse. Les
Etats-Unis ne peuvent mettre de l'ordre dans toutes les banlieues de l'univers.
Se constituent des flots d'abondance, comme ce fut le cas en Europe, dans
la période de déclin de l'Empire romain entre le IIIe et
le Xie siècle. Des hordes sauvages regroupant tous ceux qui ne
sont pas les privilégiés du système se constituent.
Ce Moyen Âge bunkérisé est déjà là:
ce sont les guerres locales, les banlieues qui s'isolent, les riches qui
s'isolent, les touristes qui se font prendre en otage.
Comment éviter cette apocalypse ?
Le seul moyen cohérent serait la constitution d'un gouvernement
mondial disposant des instruments de régulation sociale du marché
au niveau planétaire. Un gouvernement disposant des moyens, à
l'échelle de la planète, dont dispose le gouvernement américain
ou la Commission européenne pour superviser les opérations
de fusion et anticiper leur impact sur l'écologie, la création
d'emplois, les avancées démocratiques. L'évolution
du procès Microsoft montre quun gouvernement peut obtenir
la sanction d'une entreprise qui abuse de son monopole.
Que resterait-il aux Etats nationaux ?
Tout ce qui permet la fabrique sociale : la défense, la
police, l'éducation, la culture et les moyens d'assurer l'égalité
des citoyens devant les risques.
Comment vivront les gens dam ce nouveau Moyen
Âge ?
La population mondiale évoluera vers trois catégories.
Au sommet de la pyramide, on trouve les « hyper nomades »,
capables d'utiliser librement et sans intervention étatique les
technologies pour créer et manipuler l'information, les seuls à
voyager physiquement sans cesse d'un continent à l'autre. Ils sont
200 à 300 millions. Au bas de la pyramide, les exclus : exclus
de la société et des technologies, les « infra
nomades », qui ne voyagent que de quelques kilomètres,
pour trouver de quoi manger. Dans trente ans, ils seront quelque 4 milliards,
sur 9 milliards d'être humains. Et au milieu, une classe moyenne
qui vivra par procuration, dans le virtuel, dans des distractions exacerbées
par les nouvelles technologies, pour ne pas penser, ne pas se révolter,
"nomades virtuels". C'est pour cette raison que le secteur des
loisirs, de l'entertainment, prend une importance aussi considérable.
Vous pensez donc que la moitié de la
population vivra par le réseau dans le réseau ?
Oui, le virtuel deviendra la norme de la classe moyenne, et le réel
le signe du luxe. Mais c'est déjà très largement
le cas.
Cet équilibre est-il tenable ?
Non, les nouvelles technologies sont un piège pour les riches.
Elles sont révolutionnaires. Parce qu'elles créent une transparence
et une proximité, qui rendra, je l'espère en tout cas, les
inégalités plus insupportables, parce que plus fortes et
plus visibles. Dans le village global, on ne peut pas édifier de
murs pour cacher définitivement la pauvreté. Les riches
essaieront de tenir les pauvres à distance par la distraction.
Mais les pauvres s'uniront, avec ou sans l'aide de riches, et ils viendront
prendre leur part du formidable festin qui s'annonce. La distraction na
jamais empêché la révolution.
Recueilli par Laurent Mauriac et Nicole Pénicaut.
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